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Depuis le fauteuil à oreilles

MARYVONNE COLOMBANI
Mars 2022

pour le journal Zibeline

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L’acteur et metteur en scène Henri Fernandez choisit le sous-titre du livre de Thomas Bernhard, Des arbres à abattre. Une irritation, pour désigner son spectacle au cours duquel il reprend, à quelques coupures près, le texte paru en 1987. Le protagoniste du long monologue s’était promis de ne jamais revenir dans une Vienne qu’il exècre, depuis l’atmosphère de la ville à sa société artistique et mondaine. L’hypocrisie y règne, chaque mot, chaque attitude, chaque geste est à décoder, réinterpréter… Voici donc le double littéraire de Thomas Bernhard revenu dans la capitale autrichienne. Il apprend le suicide d’une artiste, Joana, rencontre les Auersberger, couple qui a été en grande partie responsable de sa détestation de la ville. Ces derniers l’invitent à une soirée artistique, activité qu’il abhorre, et pourtant il accepte et se décide après moult atermoiements du plus haut comique à se rendre à ce repas censé être aussi un hommage à la disparue.

Le narrateur, installé dans le « fauteuil à oreilles » de l’antichambre des Auersberger, nous entraîne dans les méandres infinis de sa pensée, livre un portrait aux saillies débordantes d’un humour cinglant. Le petit monde des artistes, mécènes, amateurs d’art, critiques et connaisseurs de tout poil est épinglé avec jubilation, tandis que le piano de Jérôme Mathevon apporte sa verve espiègle en improvisations qui s’appuient sur la trame de musiques de Satie, Purcell (entre autres) évoquées par le texte, établissant un dialogue facétieux avec le protagoniste. On voit le pianiste boire verre de champagne sur verre de champagne, à l’instar du maître de maison, Monsieur Ausenberger, qui taquine l’art pianistique et plus encore la dive bouteille. Les répétitions, comme autant de miroirs, offrent de nouvelles facettes, multiplient les points de vue, articulent de leur espièglerie gourmande les étapes du récit, créent un horizon d’attente pétillant de malice.

L’éblouissante performance d’Henri Fernandez s’incarne puissamment au cœur d’une scénographie intelligente et dépouillée : deux chapeaux pendus à des hauteurs différentes et assortis chacun d’une ampoule en lieu de tête permettent d’évoquer les Auersberger et leur accorder une parole au discours direct, l’ombre portée au mur par un autre chapeau rose et solitaire fait émerger des limbes le personnage de Joana, un vieux téléphone noir en bakélite (clin d’œil à Gainsbourg ?) suffit à mettre en scène l’interlocutrice lointaine du narrateur. En creux, Vienne se dessine, le charme du Graben, la superficialité des œuvres produites au Burgertheater, la rue Gentzgrasse, insupportable… Les prétentions culturelles de tout ce monde qui se paie de mots mais n’atteint aucune profondeur irritent l’auteur-narrateur qui ne cesse de peser les raisons qui lui ont fait accepter une invitation qu’il honnit. La déconstruction de cet univers est menée en parallèle avec celle du personnage qui finalement se trouve pris aux rets de son raisonnement et se voit aussi hypocrite, si ce n’est davantage, que les êtres qu’il fréquente et dont il fait indubitablement partie : « ils le voyaient bien : je suis l’observateur, l’ignoble individu qui s’est confortablement installé dans le fauteuil à oreilles et s’adonne là, profitant de la pénombre de l’antichambre, à son jeu dégoûtant qui consiste plus ou moins à disséquer, comme on dit, les invités des Auersberger… ». Le narrateur renâcle, il aurait mieux fait de rester chez lui à lire Pascal, Montaigne, Gogol ou Dostoïevski, mais il est là et nous offre, grâce à la transmutation littéraire de sa véhémence, une approche fine et élégante du travail de l’écrivain dans cette dissection du réel et de soi. Un bijou !

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